La vie de la presse ne fut jamais un long fleuve tranquille. Pendant longtemps, les périodiques eurent à souffrir des rigueurs du pouvoir qu’il fût monarchiste, bonapartiste, voire révolutionnaire. Ceux des Hauts-de-France n’y échappèrent pas. La rivalité idéologique ou commerciale entre les titres donna lieu à des situations cocasses ou rocambolesques. Des journalistes défièrent la chronique pour diverses raisons. Ce sont ces histoires anecdotiques, mais souvent révélatrices de leur époque, ces hommes et ces femmes qui en furent les acteurs que se propose d’évoquer cette rubrique Feuilleton que nous alimenterons épisodiquement.

TRISTAN DE PYÈGNE, UN FORÇAT DU DESSIN DE PRESSE +
Le 24 janvier 1903 naît à Lille une feuille hebdomadaire intitulée La Vie flamande illustrée : journal artistique et littéraire du Nord et du Pas-de-Calais. À la une, une gravure pleine page représentant le premier adjoint au maire de Lille, à l’époque Gustave Delory, l’un des premiers maires socialistes de France. On y reconnaît Charles Debierre, professeur à la faculté de médecine caricaturé en squelette brandissant une faux. Une allégorie, la Politique, vieille mégère en haillons et portant le bonnet phrygien, symbole de la République, l’incite à quitter la médecine pour se faire élire à la chambre des députés. La Mort, autre allégorie, joue pendant ce temps du banjo sur un cercueil. Dans le ciel des « chérubins » volettent, portant des clystères. Dans le bas, à droite, une allusion à la polémique suscitée par le livre de Charles Darwin, L’origine des espèces.
On pourrait s’attendre à ce que la notice biographique de Charles Debierre qu’on trouve en page 2 soit rosse. Il n’en est rien, bien au contraire : « C’est un contrôle utile, y lit-on, une lumière nécessaire. Il a rendu et doit rendre encore d’éminents services à la ville de Lille. » D’autres dessins jalonnent le numéro de huit pages, au milieu de quelques publicités et aussi d’articulets sans grand intérêt.

Il a 33 ans lorsque le 30 septembre 1893 parait le premier numéro de La Vie champenoise illustrée, hebdomadaire satirique. De Pyègne y caricature les notables.. Le journal paraît jusqu’en mai 1895. Pyègne y croque déjà les notables rémois qui animent la vie politique, théâtrale, musicale, culturelle et artistique locale, mais il doit cesser la parution lorsqu’un édile manquant d’humour lui intente un procès. Le journal ne se trouve pas dans les collections de la BNF, et l’on aurait pu ignorer à tout jamais les premiers pas de Pyègne dans le journalisme si on n’avait découvert en 1986 une collection couverte de poussière sur le haut d’une armoire du musée rémois Le Vergeur.
On retrouve deux ans plus tard notre Pyègne à Charleville où il lance en mai 1897 La Vie ardennaise illustrée. Dès la première parution, Tristan de Pyègne, rédacteur et illustrateur,annonce que le journal s’en tiendra à la voie qu’il s’est tracée : « amuser par le crayon et par la plume ». Cette fois, l’aventure dure cinq ans et s’achève en janvier 1903 avec le numéro 158. Vers 1899, il édite aussi un recueil de dessins intitulé Guide de l’étranger dans le pays d’Ardenne : album de figures ardennaises. En parallèle, notre forçat du dessin de presse sortune Vie lorraine illustrée à Nancy, qui n’eut que quelques numéros. Début 1903, il tente de relancer un périodique à Reims L’Exposition comique, feuille rémoise illustrée, pas littéraire, pas politique, mais très narquoise. Là, c’est le flop total : un seul numéro parut. C’est alors qu’il jette son dévolu sur Lille, et lance La Vie flamande illustrée, copie conforme des Vie champenoise et Vie ardennaise.
La Vie flamande a trouvé sa formule dès le premier numéro : le sous-titre variera, la périodicité changera, le texte sera parfois écrit à la main pendant la grève des typographes de 1904, ce que la lithographie permet, mais l’équilibre dessins/textes sera toujours respecté. Les dessins n’étant souvent pas signés, on ne peut affirmer que tous sont de la main de Pyègne, mais c’est fort probable. Ces dessins qui ne trahissent jamais les traits du visage des « croqués », mettent en scène des personnalités politiques bien sûr, mais pas seulement. On y trouve une galerie de portraits des « people » de l’époque : Delory, Delesalle, Debierre, Basly, Bonte, l’abbé Lemire, Ghesquière, Carrette, Motte, Hennion, le recteur Georges Lyon, Fallières, et combien d’autres plus ou moins oubliés, préfets, sous-préfets, députés, sénateurs, maires, conseillers municipaux, industriels, militaires, journalistes, artistes, écrivains, etc. dans des situations parfois surprenantes. Par exemple, un combat de lutte à mains plates entre Alfred Motte, maire de droite de Roubaix, et Jules Guesde, député collectiviste de la même ville.

Au-delà de l’inclinaison politique, on relève aussi quelques trouvailles : les industriels ou les commerçants sont parfois mis en situation pour faire leur propre publicité qui peut même prendre la forme de bandes dessinées. Des encarts publicitaires apparaissent dans des dessins politiques, comme les petits placards pour Geslot-Voreux, un armurier ou un théâtre insérés dans la grisaille d’un mur.
C’est la guerre qui mettra fin à cette publication le 29 juillet 1914. Charles Bosseux/Tristan de Pyègne mourut l’année suivante. De cet homme qui passa sa vie à dessiner les autres, on ne connait qu’un autoportrait supposé.
Bernard Grelle
MÊME OTAGE DES ALLEMANDS, ÉMILE FERRÉ, DE L’ÉCHO DU NORD, RESTE JOURNALISTE +
« Un journaliste est toujours journaliste quelles que soient les circonstances. » L’aphorisme court les salles de rédaction et autres écoles de journalisme. Mythe ou réalité ? En cas tout, Émile Ferré, rédacteur en chef de L’ Écho du Nord, en administre la preuve durant la Grande Guerre. Otage des Allemands en Lituanie, il sort, avec les moyens du bord, un journal pour soutenir le moral de ses codétenus.
Depuis octobre 1914, une ligne de front parcourt la France de la mer du Nord aux frontières de l’est. Les Allemands occupent une partie du Nord, du Pas-de-Calais, de l’Aisne et de la Somme. En janvier 1918, ils décident de prendre en otages des civils et de les déporter en Lituanie pour faire pression sur le gouvernement français qui retient des fonctionnaires allemands. Six cents
personnes sont déportées. Après un voyage « d’une semaine en train, sans lumière, sans eau et sans feu », elles arrivent à Milejgany. Quelques jours plus tard, cent soixante hommes partent pour Jewie à une trentaine de kilomètres de là. Parmi eux, Émile Ferré.
OCCUPER LES ESPRITS
Àgé de 57 ans, l’homme est depuis 1893 rédacteur en chef du plus important quotidien du Nord-Pas-de-Calais, L’Écho du Nord. Doté d’une plume alerte et énergique, il n’hésite pas à ferrailler contre ses adversaires politiques, à polémiquer pour défendre les intérêts de sa région. Lors de l’arrivée des Allemands à Lille en octobre 1914, il occupe toujours son bureau. Quelques jours plus tard, le capitaine Hoecker s’installe à L’Écho du Nord pour y sortir un journal pour l’Armée allemande, la Liller Kriegszeitung. Pendant des mois, Ferré, privé de tribune, s’efforce cependant de soutenir le
moral de ses concitoyens en propageant discrètement les nouvelles du front qui lui parviennent de diverses sources.
À Jewie, les conditions de détention sont difficiles. Les otages sont enfermés dans une église en ruines. Ils sont souvent âgés. La désespérance gagne. Il faut occuper les esprits pour oublier la faim, le froid, le manque d’hygiène. On fonde une chorale ; « sans autre documentation que [leurs] souvenirs de professeur », des otages donnent des conférences ;d’autres des cours d’anglais ou d’allemand. Des soirées sont improvisées au cours desquelles Émile Ferré lit des poèmes de son cru. « Tout le monde paie de sa personne pour que le moral du camp reste digne du nom français », note-t-il dans la relation de captivité que ses camarades l’ont chargée de faire et qui donnera lieu, en 1920, à la publication de l’ouvrage Nos Étapes de représailles en Lithuanie : Milejgany, Jewie, Roon. Souvenirs d’un otage.
Le journaliste est même devenu le porte-parole de ses camarades pour « dénoncer les traitements indignes » dont ils font l’objet, n’hésitant à affronter la colère voire la rage de leurs gardiens. Le président de la « Commission du camp », Louis Delepoulle, lui suggère alors de faire paraître un journal. Il en sera le directeur, le rédacteur en chef et l’unique rédacteur. Suprême luxe, les articles seront accompagnés d’illustrations réalisées par unancien notaire de Phalempin, Charles Mariage, qui excelle dans le dessin et l’aquarelle. Delepoulle se chargera de la mise en page. Le journal est baptisé d’un titre qui fait le lien entre le Nord et la Lituanie, L’Écho du Nord… et des steppes.
« Il n’est pas difficile, avoue Ferré dans son ouvrage, d’obtenir des soldats allemands, moyennant finances, tout ce dont on a besoin ». Les facilités dont il dispose sont pourtant limitées. Pas de moyens de reproduction, quant au papier, il est compté. Le tirage n’est que de quelques exemplaires. Pour satisfaire, la curiosité de tous ses camarades, Ferré lit les principaux articles de ce journal du haut de son châlit, puis les exemplaires circulent de main en main. Par le rire, selon la profession de foi du périodique, le journaliste entend lutter contre le découragement, entretenir l’espoir, maintenir la dignité.
Aucun exemplaire ne nous étant parvenu, difficile de juger de son contenu. Certainement des poèmes inspirés par les circonstances. Peut-être des informations au conditionnel colportées par la rumeur ou diffusées par des journaux allemands, dont la Wilnaer Zeitung« soigneusement expurgée, où filtrent tout de même quelques nouvelles intéressantes ».
PRÉPARER UN RÉCIT POUR L’AVENIR
Trois numéros sont réalisés à Jewie. Le 15 mars, les otages sont transférés à Roon, « en pleine forêt, à sept kilomètres de Vilna ». L’installation est « meilleure », même si les conditions de vie restent difficiles. Ferré sort un quatrième et ultime numéro de L’Écho du Nord… et des steppes. À la mi-avril, les journaux qui arrivent au camp parlent d’un prochain rapatriement. Plus d’une fois les espoirs sont déçus. Fin mai, enfin, les premiers otages quittent la Lituanie. Pour les autres, la vie s’améliore un peu, des colis viennent adoucir leur faim. Tout à son récit pour l’avenir, Ferré et quelques autres ont obtenu le droit de franchir les barbelés pour « croquer » le paysage, les habitants du village voisin, des scènes de genre.
Le 8 juillet, tous les otages sont libérés. Alors qu’il peut gagner la France libre, Ferré, espérant un dénouement rapide du conflit, choisit de rentrer à Lille. Journaliste, il veut être présent dans sa ville pour sortir le premier numéro de L’Écho du Nord de la Délivrance. Il ne peut cependant rejoindre son bureau que le 15 octobre. Dans la nuit du 16 au 17, les derniers Allemands quittent la capitale des Flandre et les cloches retentissent. Réalisé avec des moyens de fortune, L’ Écho du Nord reparaît le 18 sur deux pages. En Une, barrée des trois couleurs, Ferré y signe son premier éditorial de la liberté retrouvée.
Émile Henry
Légende : Au camp de Roon, debout de gauche à droite, Charles Mariage et Émile Ferré.